Idoru

ou la vision d'un auteur d'anticipation sur l'avenir des idoles, de leurs fans et de leur recours à l'intelligence artificielle

Temps de lecture :

20 mn

8 octobre 2023




Cyberpunk – vous n’êtes pas prêts !

Commençons par dire ce qui est : à moins d’être un inconditionnel du genre – d’ailleurs passé de mode aujourd’hui - et d’avoir longtemps baigné dedans, l’anticipation cyberpunk n’est pas ce qu’on pourrait appeler de la lecture facile.

L’auteur semble avoir inventé le bitrate littéraire ultra-haute densité : vingt-cinq images à la seconde, cinq idées par phrase. Epuisant...

Mais terriblement efficace ! Parce que le but du jeu, c’est justement de perdre le lecteur, entre virtuel et réalité. Impression vague, suggestion, phrases sans queue ni tête, paysage défilant si vite qu’on ne sait même pas ce qu’on a vu/lu. Digne d’un jeu vidéo, niveau gamer en championnat.

Et toute la bizarrerie de ce livre est que, même après l’avoir terminé, je ne saurais pas vous dire avec certitude si le thème du récit est réellement le monde des idoles. 

S’agit-il seulement d’une toile de fond visant à mettre en scène un univers polar psychédélique ? Ou, à l’inverse, l’univers déjanté du polar psychédélique n’a-t-il pour fonction que de rendre plus plausible cette abracadabrante histoire d’idole-IA ? La deuxième hypothèse est la plus intéressante.

En-quête

Dans cet univers qui déraille, notre héros est un geek américain hyper-intuitif, un brin asocial, passif-réceptif jusqu’à la caricature, qui photographie à chaque pas les monstruosités – sociales, technologiques, humaines – qu’il découvre dans le Tokyo post-apocalyptique de 2070 où le conduit son enquête. Une mégalopole bigarrée où tous les fantasmes, toutes les aberrations et aussi tous les comportements sont permis. Il y a été envoyé pour découvrir quelles sont les intentions de Rez, indétrônable chanteur de rock japonais en milieu de carrière, ayant décidé d’épouser… une IA (!), la fameuse Idoru, répondant au doux nom de Rei Toei. Est-ce une plaisanterie ? C’est tout le sujet du livre.

Et tout le talent de l’auteur, c’est justement d’arriver à vous faire croire, au bout du compte, que dans un monde déshumanisé où plus aucun point de repère ne subsiste, tout cela peut avoir du sens.

Une préfiguration d’un monde où les idoles virtuelles s’imposeraient ? Non, le discours n’est pas aussi réducteur, mais on ne peut s’empêcher d’avoir cette pensée à l’esprit : dans un univers de science-fiction des plus noirs, avec une bonne louche de désespoir quant à l’avenir de l’humanité, l’idée paraît tout de suite plus réaliste.  Et n’est-ce pas dans ses années de reconstruction post-Hiroshima que le Japon s’est découvert, dans les années 1960, une passion pour les idoles ? Le Japon entièrement détruit et artificiellement reconstruit dans le livre ressemble tout de même furieusement à la détresse réelle de la société japonaise après 1945… On apprend sans surprise que l’auteur est familier de la culture japonaise.

Humain, trop humain

 

Mais toute la finesse du récit, c’est de porter le débat sur un autre plan. L’objectif n’est pas de critiquer l’exploitation du désespoir local à travers la production de personnalités people, mais de se demander si, quitte à être virtuelles, les relations fans-idoles ne pourraient pas tout aussi bien être virtuelles à 100% et cesser de se reposer sur la faiblesse de l’être humain, qui peine à être à la hauteur des attentes.

 

Ici, l’IA en question, l’idoru, est une magnifique jeune femme, incarnation – au sens propre comme au sens figuré - de la sagesse et de la bonté. Pas surprenant que Rez, l’idole de rock vieillissante, souhaite l’épouser pour l’aider dans la poursuite de sa carrière, et continuer à enchanter encore et toujours son public, le plus longtemps possible.  

 

Je me suis d’ailleurs intéressée à la suite de l’histoire, même si je n’ai pas lue*, puisqu’il s’agit ici d’une saga en trois tomes : dans le volume suivant, l’auteur imagine la démultiplication des représentations de l’idoru, qui apportera ainsi amour et réconfort au plus grand nombre possible. (Ça ne vous rappelle rien ? On est tout de même très très proche de la démultiplication des idoles de J-Pop qui sillonnent tout le pays, encore aujourd’hui, en 2023.)

*il semblerait que le thème des idoles ne soit plus central dans la suite de l’histoire, d’où une hésitation de ma part à me lancer dans cette lecture.

 

Le thème de la manipulation psychologique est donc omniprésent et fait un peu froid dans le dos. C’était le but. Beaucoup de questions sont soulevées, entre autres par l’enquêteur d’abord incrédule, qui tente de percevoir les motivations subtiles de ce projet de mariage qui sonne à première vue comme une fumisterie.

Mais, comme chacun sait, les IA sont souvent représentées comme très douées pour le débat intellectuel. Et n’importe quel être humain serait sensible à un discours juste et bienveillant. D’ailleurs, dans cette histoire, la réalité de l’existence de l’idoru n’est pas contestée. La vraie question, c’est sa capacité à rendre heureux un être humain. Le cœur du débat. Le cœur de l’interrogation de milliers de gens aujourd’hui, j’en suis sûre, qui tâtonnent sur la capacité de l’IA et des univers virtuels à produire la même dose de réconfort que de véritables êtres humains dans la vraie vie, surtout lorsqu’il s’agit de fans – autrement dit d’êtres humains extrêmement demandeurs.










Observation

Face à ces interrogations existentielles, l’arme suprême de l’écrivain, pour nous entraîner dans sa réflexion sans nous perdre en route, est de mettre en scène, par contraste, des personnages on-ne-peut-plus tangibles (le terme anglais qui me vient à l’esprit est : relatable), finement observés.

La description de l’attitude du chanteur et du comportement de ses fans est pleine d’un bon sens terre-à-terre, bienvenu dans ce contexte délirant. Les réflexions sur les relations fans-idole sont à mon sens le véritable point fort de ce livre.

Le portrait de la star (Rez) est d’une justesse incroyable : bien réel lorsqu’on l’approche, néanmoins complètement insaisissable dans ses intentions. Ailleurs. Au-dessus, au-delà de tout ce qui l’entoure, totalement blasé, perdu dans une lassitude où seuls les projets les plus fous, les plus incongrus, peuvent encore l’animer. A cent mille lieux de l’image donnée à son public. Pas méchant pour deux sous, ni bon ni mauvais, juste tellement éloigné de ce qu’il est censé représenter. Et tellement proche de certains témoignages que peuvent faire, dans la vraie vie, les fans ayant réellement eu l’occasion de faire connaissance avec leurs idoles... Pas tous, heureusement.

Face à l’artiste, on aurait pu redouter une méchante description de son public - le bon vieux thème des  fans « delulus ». Pour delusional : délirant, victime d’illusions. (Une insulte suprême entre fans de K-Pop !)

Que nenni. Les fans de ce livre semblent souvent les plus sages et les plus vertueux. L’auteur rend hommage à leur dévouement, à leur sincérité. Les moins de vingt ans sont mis à l’honneur : otaku* ou membres de haut rang dans la hiérarchie des fanclubs, exploitant autant qu’il leur est possible un cyberespace où les frontières n’existent plus, comme pour cette réunion virtuelle au sommet entre fan club japonais et fan club du Kentucky, prêts à tout pour découvrir la vérité, et « offrir leur protection » au précieux chanteur. Parfois en compétition les uns avec les autres, pas toujours prêts à partager leurs informations. Mais surtout très seuls, surtout lorsque l’écran est éteint, face à l’incapacité de leurs ainés à maitriser la haute technologie et à franchir les portes de leur univers. (Du vécu ?)

*terme japonais désignant les jeunes consacrant tout leur temps à des univers virtuels, entre autres  informatiques, au détriment de leur vie sociale.



Tandis que notre geek/enquêteur (pour faire simple : ce sont ses talents intuitifs de hacker qui l’ont mené jusque-là) tente de se rapprocher suffisamment de Rez pour pouvoir définir si ces intentions sont sérieuses et si l’IA est réellement inoffensive, Chia, la jeune fan américaine de quinze ans, tente de se rapprocher tout court de son idole (le chanteur Rez) qu’elle imagine pris au piège. Elle essuiera bien des déconvenues, même si elle le rencontrera réellement. 

Car là où les choses se compliquent, c’est que le chanteur a tenté de se procurer une technologie de contrebande pour la création de son futur domaine conjugal virtuel, et la mafia qui la lui fournit se retourne contre lui. Heureusement, les méchants finissent par être anéantis par un service de sécurité dont toute star rêverait d’être entourée, quoiqu’un peu effrayant dans ses méthodes.

Face à un affrontement sur ce terrain particulièrement dangereux, les fans se révèlent finalement impuissants autant qu’inaptes à discerner les enjeux, malgré tous leurs efforts et quelques effets de masse impressionnants de solidarité, mais inutiles, car leurs moyens d’action dans le monde adulte réel – sans ressources financières et sans autonomie, mais aussi sans méfiance – restent limités. Ainsi la jeune Chia, dépassée par les événements lorsque le banditisme se mêle de l’histoire, est finalement celle que l’on protège, redevenue, à juste titre, une enfant intelligente et sensée, mais tout de même une enfant, infiniment vulnérable. 

Un passage à retenir : Chia s'est liée d'amitié avec un jeune japonais, otaku aux entrées - et responsabilités - multiples dans le cyberespace, qui entreprend de l'aider dans sa quête, acceptant même de quitter sa chambre d'adolescent (c'est dire !) pour s'aventurer au dehors. La scène où le gangster profite d’un moment d’immersion du jeune garçon dans son univers virtuel, visière devant les yeux, pour l’immobiliser et le prendre en otage, est d’un symbolisme qui dépasse tout ce qu’on pourrait écrire sur cette vulnérabilité. 

Pour finir, ce sont les médias qui en prennent le plus pour leur grade, avec cette réplique culte sur les idoles en quête de publicité : « Ils viennent nous voir pour qu’on les invente », qui caricature à merveille la prétention d’un certain milieu. La phrase choc est lancée par une éditrice de presse qui se révèle d’une cupidité sans limite à la fin du livre. Mais la capacité de la presse populaire à retourner sa veste sauvera aussi la mise de nos protagonistes dans les dernières pages : insupportable contingence, mais un partenaire indispensable pour maintenir l’image publique… et étouffer discrètement les aspects peu recommandables de l’affaire.

Je ne raconterai pas toute les péripéties de l’histoire, mais elle se conclue sur l’acceptation générale, de part et d’autre, de l’idée saugrenue : l’idole en chair et en os épousera bien l’idoru, puisqu’il est établi que l’idée n’est ni répréhensible ni nocive pour qui que ce soit, et que les fans eux-mêmes semblent prêts à l’accepter. Sauf Chia, qui hésite encore, ayant perdu à jamais une part de son rêve, mais désormais infiniment plus riche d’avoir touché du doigt une réalité qu’elle ne soupçonnait pas…

Je n'ai pas menti en disant que la couverture de ce livre était hideuse. En fait, il en existe de nombreuses, signe de nombreuses rééditions, et très peu sont dignes d'intérêt. Mais celle-ci, trouvée sur internet (voir aussi bannière plus haut) correspond réellement à l'atmosphère du livre. 

Que peut-on en retirer ?

D’abord qu’un écrivain peut être adulte, avoir soixante-quinze ans aujourd’hui, et être capable de comprendre le phénomène des fans de notre époque pour en parler sans condescendance. Sans paternalisme excessif non plus, juste avec bienveillance. Une attitude si rare qu’elle mérite d’être saluée.

Ensuite – et sans jugement ni mise en garde là non plus, dans un constat très subtil - que les célébrités ne sont parfois ni meilleures ni pires mais sans doute bien différentes dans leur comportement de ce que l’on peut imaginer, aussi dévouées soient-elles à leurs fans. Particulièrement lorsqu’une différence d’âge commence à se faire sentir entre elles et leur public. Est-ce une des raisons pour lesquelles tant d’idoles de K-Pop démarrent aujourd’hui dans la profession à moins de dix-huit ans ? Les producteurs souhaiteraient-ils s’assurer de leur sincérité face à leur public ?

Ce que l’on constate surtout, c’est qu’il y a autant de chance d’être déçu et de se faire du mal en montant sur scène à quinze ans face à un public adulte, qu’en étant de l’autre côté de la barrière : fans de quinze ans manipulés par des idoles qui ne sont plus depuis longtemps des adolescents, et n’ont plus envie de jouer le jeu.

Et enfin : que le rôle des idoles dans notre monde d’aujourd’hui n’est pas un phénomène social à prendre à la légère.

Espoir

J’espère bien, tout de même, que cette hyperbole sur la fusion entre idoles et IA ne restera jamais qu’une hypothèse parmi d’autres.

Moi qui veux croire en la capacité des réseaux d’aujourd’hui à ouvrir de nouveaux horizons, en la capacité de l’être humain à utiliser ces réseaux pour le partage, et pour se projeter dans la vie.

Je pense aux messages d’espoir, d’affection et de solidarité que peuvent échanger les idoles et leurs communautés de fans de par le monde, et au formidable tremplin que ces relations peuvent représenter pour aider chacun à prendre concrètement sa vie en main. Les témoignages se comptent par milliers…

 Et je crie à l’imposture lorsque ces mêmes réseaux partent à la dérive pour tenter de nous enfermer dans le piège de leurs paradis artificiels, pour une vie de fantasme.


Parlons K-Pop

Avez-vous remarqué que la totalité des débordements que l’on peut observer, dans les réseaux ou dans la vraie vie, dans le comportement des fans, est associée à une déformation de la réalité ? Heureusement la plupart des fans sains d’esprit ne souhaitent pas vivre leur vie par procuration, bien au contraire.

Ce qui me choque profondément dans l’idée de l’intelligence artificielle maître de nos idoles, c’est l’idée que des idoles/IA puissent nous éloigner de la réalité alors que les idoles de K-Pop sont adulées parce qu’elles nous rapprochent d’autres formes de réalités.

Je lisais ce matin un article disant que la cinquième génération de K-Pop verrait l’avènement du metaverse… si c’est cela, je ne suis pas sûre d’avoir envie d’y assister. Non, je ne confonds pas metaverse et intelligence artificielle, mais de l'un à l'autre il n'y a qu'un pas... Heureusement, je ne suis pas sûre non plus que les évolutions de la quatrième génération aillent dans ce sens : davantage de partage et de proximité par les échanges en ligne, même si l’on sait que ces échanges remplissent aujourd’hui une part croissante du temps de travail des idoles – ce qui semble une aberration pour des artistes, mais ils ne sont pas que celacar elle correspond à une attente de davantage de concret, de tangible. De réel.

La parole de l’IA peut être une bonne parole, mais elle restera désincarnée. Le besoin de déification des idoles – voir mon article Gox sur le sujet – dépassera-t-il ce besoin tout aussi fort de proximité ? L’IA et l’être humain pourraient-ils se partager les rôles ?

On accepte que l’idole de K-Pop apparaisse à l’écran le matin au réveil avec les cheveux hirsutes et les paupières gonflées, mais pas qu’il affiche la moindre ride.

Il y a peut-être une place à prendre pour les IA, en effet. Ces IA que l’on déifie déjà avant même qu’elles aient vues le jour. Je pense au titre du film The Creator (allégorie énigmatique sur l’avènement des IA en tant que communauté). Aussi à une start-up très cotée aujourd’hui dans la recherche IA baptisée Prophesee…  Si vous avez cinq minutes, allez jeter un œil sur l’identité visuelle de leur site : ils sont déjà dans l’espace ! On avait déjà Oracle, me direz-vous, concepteur de logiciel. Bref, l’IA déifiée a de quoi intéresser un public en mal de transcendance, déjà fasciné de longue date par les super-pouvoirs.

Mais en fin de compte, qu’est-ce que l’être humain, le fan (surtout l’adolescent) redoute le plus ? D'être seul. Et si les descendants de Chat GPT seront peut-être en mesure de la rendre plus douce, il y a aura sans doute infiniment plus de solitude à converser demain avec une intelligence artificielle qu’à échanger virtuellement sur les réseaux avec une multitude d’autres êtres humains, aussi éloignés soient-ils.

Le débat philosophique est sans fin… et j’avoue garder de côté une part de mes réflexions pour d’autres publications à venir.


En bref, ce livre redoutablement intelligent soulève plus de questions qu’il n’apporte de réponses, mais c’est peut-être à cela que l’on reconnait un bon livre et un grand auteur : lorsqu’il n’y a pas de réponse ?


 Kudos, comme on dit aujourd’hui !

Bonne semaine à tous !

Idoru - William Gibson - Editions Viking Press - publié en septembre 1996. Second livre d'une trilogie:  The Bridge Trilogy: Virtual Light (1993) - Idoru (1996) - All Tomorrow's Parties (1999). 

William Ford Gibson est un écrivain de science-fiction américano-canadien né le 17 mars 1948. Il est considéré comme le fondateur du genre cyberpunk. Il a remporté de nombreux prix littéraires, inspiré de nombreux artistes dont Billy Idol et le groupe U2. Le film Matrix (1999) est inspiré de ses romans.  

Crédit images

Header  - Photographie : Marianne Weller

Photos 1, 2, 3 : Extrait de couvertures du livre : Idoru de William Gibson - 1996

Photo 4 : Avi Richards sur Unsplash 

Footer : Collections du Musée du Quai Branly, Paris - Photographie : Marianne Weller