Les Deux Royaumes

Réflexions sur le drama :The King: Eternal Monarch



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10 mn

Juillet 2020

ANALYSTE DU DRAMA THE KING: ETERNAL MONARCH

Parlons drama !

Chacun sait, bien sûr, que les dramas sont une aide précieuse pour l’apprentissage de la langue coréenne, et l’on y collecte de nombreuses informations sur la vie au quotidien, les usages et expressions d’usage, les traits d’esprit, un vrai petit bonheur de détails pittoresques.

Mais parlons plutôt du fond de l’affaire : le « dramavore » averti connait bien ce sentiment de plaisir coupable, le retour égoïste au plus profond de sa coquille, la régression sur soi, les neurones au repos. Sans doute est-ce la complaisance pour le scénario cousu de fil blanc, la description outrée, le manichéisme… – cette scène au crépuscule sur le toit en terrasse de l’appartement-maison de poupée, ce poignet capturé dans un volte-face acrobatique, cette pluie qui tombe au ralenti, dans lequel déjà ?

C’est que nous entrons dans l’univers du fantasme absolu, qui requière notre soutien inconditionnel. Nous voilà corps et âmes prêts à tout accepter et tout entendre, car il faut ce qu’il faut pour décoller vers le pays de l’irréel, et sans un petit coup de pouce du spectateur complaisant, on n’y parviendrait pas.

Gare au choc : fantômes, légendes, divination, pouvoirs surnaturels, avec retournements de temps et même créatures de l’espace ! Mais le spectateur averti est paré à toute éventualité. Comme dans un rêve à demi-éveillé, un œil fermé, un œil ouvert, où l’on passe outre l’invraisemblance juste pour arriver au bout, savoir où tout cela va nous mener. C’est que les séries coréennes exploitent avec brio l’inconscient collectif. Cela vaut le détour.


Passé, quand tu nous tiens…

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Ma réflexion est partie de là : au cœur de l'écriture d'une majorité de dramas coréens – je ne cesse de le constater encore et encore – on trouve le thème de la réconciliation avec le passé.

Un passé généralement sombre et traumatique, mais surtout fortement contrasté avec le présent de nos protagonistes favoris du moment, qui luttent, désespèrent, tantôt renient et tantôt se lancent à corps perdu dans une quête obsessionnelle. Le passé empêche d’avancer ; pour certains c’est la culpabilité d’une action enfouie dans le secret, pour d’autres ce sont les générations qui s’entrechoquent, mais toujours, sans la réconciliation de deux modes de pensées opposés, de deux tranches de vie, à deux époques successives, aucune forme de complétude ne semble pouvoir exister, l’énergie vitale des personnages restera verrouillée à l’intérieur d’eux-mêmes.

A titre d'exemple : un de mes dramas préférés est Chicago Typewriter. (Ce jugement est totalement subjectif, je l’avoue !) Trois individus hantés par leur passé, qui se révèle être commun, travaillent ensemble à l’écriture du roman qui leur dévoilera peu à peu l’histoire de leurs ancêtres, recollant bout à bout les morceaux que chacun détient sans le savoir depuis toujours, espérant et redoutant à la fois la reconstitution d’une tragique vérité.


Sur le même principe, pour démontrer au spectateur la légitimité d’un couple, le moyen le plus sûr sera de leur découvrir une origine commune : combien de dramas mettent en scène un couple relié par des souvenirs d’enfance partagés, ou relié par un événement passé auquel, à leur insu généralement, l’un et l’autre ont assisté ? C’est qu’une fois encore la cohérence entre passé et présent est perçue comme indispensable dans la réalisation d’une action durable. Plus l’on souhaite se projeter dans l’avenir, mieux il faut s’assurer de retrouver en arrière la cohérence du chemin parcouru. Et plonger aux origines de sa propre vie.

Bien sûr, cette recherche d’un équilibre fondamental partage d’une culture orientale dépassant les contingences de la population coréenne et ses préoccupations d’aujourd’hui.

Mais, à mon humble avis, l’omniprésence de situations conflictuelles mêlant actions passées et actions présentes dans les fictions coréennes se rapproche davantage d’un exutoire que d’une recherche de la voie de la zenitude.

Quand la Corée parviendra-t-elle à digérer son passé ?

Affiche drama: The King:Eternal Monarch

The King: Eternal Monarch ("더 킹: 영원의 군주") a été écrit par Kim Eun-sook et produit par Hwa&Dam Pictures pour SBS TV et Netflix. Il est paru en avril 2020. Poster promotionnel de la série


En matière de fantasmagorie, un drama visionné récemment a pour moi battu tous les records :

The King : Eternal Monarch.

Un titre étrange, comme beaucoup de tentatives de traductions anglaises de titres de dramas coréens, quoique le « eternal » prenne tout son sens dans les derniers épisodes. Et autant le dire tout de suite : oui, ce drama m’a bien plu, quoiqu’il m’ait de prime abord laissé stupéfaite.


Attention : spoiler !

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Je n’en croyais pas mes yeux… Ce royaume parallèle, fantasme absolu de la Corée unifiée, où règne sur son île un roi magnanime et séduisant – revanche de l’île de Gangwha, où la famille royale tenta à plusieurs reprise de se réfugier, inutilement, contre l’envahisseur ?

La touche historique est ici le fruit d’une imagination sans complexe sur le thème : « Et si… ».


Et si…

l’occupation japonaise n’avait jamais précipité la chute de la monarchie coréenne…

Et si…

le « Royaume de Corée », ignorant tout de la position du 38e parallèle, avait librement exploité les ressources minières de la « Région du Nord » pour s‘assurer une entrée triomphante aux côtés des nations les plus puissantes du globe, dès la première moitié du vingtième siècle ?

L’imaginaire famille royale est originaire de cette « région », bien sûr, gage suprême d’authenticité historique – c’est autour de Pyongyang que la présence des premiers coréens de notre ère est attestée. C’est donc avec brio, et tout son pesant de légitimité, que l’illustre famille se porte garante de la prospérité du pays, jusqu’à l’orée du vingt-et-unième siècle où nous aurons le plaisir de la voir évoluer, manifestement respectée, si ce n’est adulée, par un peuple fier et reconnaissant avec lequel elle semble vivre en osmose…

Et si…

la Corée n’avait jamais connu les dévastations de deux guerres successives qui la laissèrent exsangue… et se plaçait aujourd’hui au 4e rang mondial des grandes puissances économiques.

(Il est amusant de constater que le royaume de cette histoire revendique la 4e place au lieu de la 8e, mais n’a pas osé viser la 3e : celle du Japon.)

Mais il y a pire que cela. Et si…

pour donner un peu d’épaisseur à ce scénario idyllique, et surtout rappeler la détermination farouche d’un peuple ayant triomphé des intentions belliqueuses de ses voisins, le « Royaume de Corée » se retrouvait confronté à des manœuvres d’intimidations caractérisées à la limite de ses eaux territoriales, manœuvres menées cette fois non pas par son voisin du nord, mais par… le Japon !

Scénario rebattu d’une énième vraie-fausse menace nationale, mais moins d’hésitation que dans la réalité. Car, cerise sur le gâteau, l’absence totale de présence militaire américaine laisse une liberté d’action absolue au Royaume pour mobiliser, au doigt et à l’œil, une flotte conséquente obligeant les navires japonais à faire machine arrière en moins de temps qu’il ne faut pour le dire (sic).

Alors..?

Alors le Royaume indigné, soutenu par ses ministres en conférence de presse, n’a de cesse de blâmer l’agressivité japonaise et déclare au devant de la scène internationale… la mise en place d’une restriction des exportations coréennes à destination du Japon !

Je m’attendais au pire : la critique coréenne aurait pu récuser cet excès de zèle nationaliste des producteurs de la série, exacerbant le sentiment anti-japonais, dans un contexte diplomatique déjà difficile.

Le public coréen a effectivement réagi, mais… pour pinailler sur le manque de réalisme de la scène, où les navires supposés japonais – reconstitués en images de synthèse - étaient en réalité d’anciens modèles de navires coréens.

La reconstitution elle-même d’une altercation militaire Corée-Japon aurait-elle choquée les esprits ?

Pas du tout !

On se souvient de la jeune chanteuse japonaise Sana, membre du groupe coréen Twice, taillée en pièces par les critiques coréennes pour avoir osé, lors de l’abdication en mai 2019 de l’empereur japonais Akihito, adresser sur les réseaux sociaux une pensée pour le nouvel empereur. Si la Hallyu submerge le marché japonais depuis des décennies, et que son industrie musicale et cinématographique n’hésite pas à recruter en plein Tokyo, il est de bon ton pour les ressortissants japonais ayant choisi le sol coréen de garder profil bas... Le paradoxe est de longue date.

Et mettre en scène la haine de son voisin ne choque personne.


Dilemme

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Mais voyons plutôt la suite du drama, qui a reçu du public coréen un accueil mitigé, malgré un franc succès dans le reste du monde.


Conçu comme un véritable roman de science-fiction, à la logique périlleuse, son intrigue foisonne de personnages, de parcours en filigrane qu’il faudra deviner, d’allers et retours constants entre deux mondes parallèles, celui de l’actuelle Corée du Sud, et celui de l’imaginaire Royaume de Corée, fantasme d’une Corée ayant changé de trajectoire historique, où tout est dédoublé, mais tout est différent.

Voici donc en confrontation nos personnages, l’irréel et mythique Roi de Corée, ayant trouvé la clé lui permettant de voyager entre les deux mondes, face à face avec l’incrédule fonctionnaire féminine de la Police de Séoul. Agence Nationale, Brigade Trois, Crimes Violents. Le choc de la rencontre est inévitable. L’immense silhouette du pur-sang royal blanc immaculé, magnifiquement filmé sur fond de gratte-ciels nocturnes, arrêté par la jeune femme devant une bouche de métro, d’un coup de sifflet bref pour entrave à la circulation ! La scène est savoureuse. C'est évidemment l'affiche du film - voir plus haut.

Cette vision pouvait-elle résister à l’analyse ? Bien ancrée dans le réel de l’actuelle Corée du Sud, l’héroïne de l’histoire n’en veut pas, de ce royaume parallèle idyllique. Même pour tout l’or du monde, car c’est à peu près ce qui lui est offert – être couronnée reine. Passée l’incrédulité, sont venues la surprise, la curiosité, puis la déception. Dans ce monde étrange où le jeune roi l’a attiré, son seul et unique souhait n’a pas été exaucé : elle ne peut retrouver sa mère disparue prématurément – son passé – qui ne semble pas exister dans le Royaume. Pour ses attaches familiales, même lorsqu’il n’est question que du souvenir de celles-ci, elle choisit la vraie vie, l’actuelle Corée.


Qu’est-ce que cela signifie donc ?

La réalité d’une vie au passé misérable est-elle préférable à une vie, même meilleure, dans laquelle ce même passé n’existerait plus ?


Cruel dilemme. A mon avis, au-delà de la complexité de l’intrigue, c’est devant ce choix cornélien que le spectateur coréen a refusé d’en entendre plus ! Tandis que le spectateur occidental, intrigué, admirait la profondeur de la réflexion, en observateur extérieur peu concerné par le débat…

Serions-nous plus heureux dans un monde dans lequel tous les frustrations de notre histoire auraient disparu ? Ces mêmes traumatismes marqueurs de notre identité ?

Inutile de revenir sur les traumatismes du passé coréen, ses blessures toujours à vif... L'allégorie du "Royaume de Corée" en dit suffisamment. Les scènes de confrontation avec le Japon ont clairement dans cette fiction des allures de vengeance.


Ce drama a finalement préféré ne pas répondre à cette question hautement sensible, qu’aux yeux du public coréen il aurait sans doute mieux valu ne pas poser du tout !

On ne badine pas avec le passé, qu'il s'agisse de contrarier un sentiment nationaliste, ou à l'inverse de l'exploiter.


Qui trop embrasse mal étreint.

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La quête ultime du Roi et son errance des dernières épisodes renforce l’hypothèse de la faiblesse humaine face au destin : pour avoir voulu rectifier son propre passé, voilà notre héros, tergiversant à coups de théorèmes mathématiques – la science peut-elle voler au secours de l’âme ? - perdu dans un espace-temps où ni l’un ni l’autre de ces deux mondes n’est plus accessible, ne cessant d’ouvrir porte après porte sur différentes versions de la réalité, désespérant de retrouver celle qui lui est la plus chère : celle qu’il connait. Sa détermination n’est pas sans rappeler celle de l’obstiné chat de Heinlein, en quête d’une porte sur l’été (1).

Faut-il comprendre que tout cela importe peu, que le devenir politique de la Corée n'est pas ce qui rendra les Coréens plus heureux ? Difficile d'être certain que cette conclusion soit vraiment celle souhaitée par ses auteurs.


Etait-ce trop ambitieux pour un drama que d’évoquer de front ces sujets brûlants ?

Le public coréen, un peu mal à l'aise, aurait-il soupçonné la scénariste de manipulation, pour avoir sciemment exploité tous les fantasmes collectifs, pour finalement les fouler au pied ?

Le thème de la réconciliation d’aspirations contradictoires était pourtant admirablement abordé, mais il n'aboutit pas...

Il arrive que la conclusion de certains dramas se révèle différente de celle initialement prévue. Face aux anticipations du public, les producteurs en modifient parfois la fin à la dernière minute. Ce drama ayant été produit pour SBS et Netflix, il est pourtant assez peu probable que les derniers épisodes aient été laissés au hasard dans l'attente du jugement du public.


Et la fin ?

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Au sacrilège succède l’absurde, le « fantasmagorique » dans toutes les acceptions du terme. Finalement réunis, les deux héros vivront heureux éternellement, voyageant librement de monde en monde, traversant toutes sortes d’époques désormais accessibles – réelles ou inventées ? allez savoir - autant dire une fin difficile à avaler pour le public ayant tenté de suivre le fil d’un second degré de réflexion.


Tant pis, nous resterons donc au premier degré....

Lorsqu’il la retrouve enfin, il lui dit : « Tu étais dans chacun de ces mondes ». (Qui pourrait prétendre avoir reçu pareil compliment ? Celui-là, il ne fallait pas le rater !)

Cela vaut aussi pour « Tu résistes à toutes les formes de logique », intangible, éternelle. Comme la Corée ?

Allez, rien que cette métaphore valait les seize épisodes.


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(1) Robert Heinlein - Une porte sur l’été – roman – 1957 – extrait :

Durant son enfance de chaton, alors qu’il n’était encore qu’une boule duveteuse et bondissante, Pete s’était élaboré une philosophie toute personnelle : j’avais la charge du logis, de la nourriture et de la météorologie. Lui était chargé du reste. Il me rendait tout particulièrement responsable du temps qu’il faisait. Les hivers du Connecticut ne sont jolis que sur les cartes de Noël. Cet hiver-là, très régulièrement, Pete allait jeter un coup d’œil à sa chatière, et, se refusant à emprunter ce chemin recouvert d’une déplaisante matière blanche – il n’était pas fou – venait me tanner jusqu’à ce que je lui ouvre une porte.

Il avait la conviction inébranlable que l’une d’elles, au moins, devait s’ouvrir en plein soleil – s’ouvrir sur l’été. Il me fallait donc, chaque fois, faire le tour des onze portes en sa compagnie, les lui ouvrir l’une après l’autre, et lui faire constater que l’hiver sévissait également, tandis que ses critiques sur mon organisation défectueuse s’élevaient crescendo à chaque déception.


Crédit images

Header : Exposition Offrandes funéraires en papier de Taiwan - Musée du Quai Branly, Paris - Photographie : Marianne Weller

Photographie : affiche The King : Eternal Monarch - voir références plus haut

Footer : Collections du Musée du Quai Branly, Paris - Photographie : Marianne Weller